Le lard bleu, Vladimir Sorokine
Le lard bleu est un OVNI dans la littérature russe et dans la littérature tout court. Non pas parce que c'est un livre de science-fiction qui nous raconterait l'essor des soucoupes volantes dans l'espace intergalactique, mais parce qu'il nous projette en 2068 dans un centre de recherche en Sibérie aux côtés de scientifiques qui mettent au point le lard bleu. Kesako? Une matière que les puissants veulent s'approprier mais dont on ne connaît pas les vertus. On sait juste qu'elle a été extirpée des corps des clones de sept écrivains russes : Tolstoï, Tchekov, Nabokov, Pasternak, Dostoïevski, Akhmatova et Platonov dont Vladimir Sorokine s'amuse à faire des pastiches. Mais là, il faut sans doute être un grand amateur de littérature russe pour en comprendre les subtilités. Lors l'un cocktail, le lard bleu est volé aux scientifiques et passe de main en main, toutes les plus étranges les unes que les autres, pour arriver dans celle d'un gamin aux couilles géantes, appartenant à l'Ordre des Baiseurs de la Terre Russe, qui, grâce à une machine à remonter de temps, est transporté à Moscou en 1954. Si ce potulat vous dérange, ne lisez pas ce livre car les scientifiques de 2068 se livrent à des variétés de multisex inconnues à ce jour et que la société moscovite décrite en 1954 est tout aussi dépravée. Le roman est d'autant plus dérangeant que les protagonistes ont des noms qui nous sont tristement familiés; c'est ainsi que le tortionnaire Khrouchtchev sodomise un Staline infantilisé ou qu'un Hitler viole la fille du petit père du peuple. Des crimes de lèse-majesté qui ont valu à l'auteur d'être poursuivi en justice pour pornographie.
Mais à quoi joue Sorokine? C'est la grande question. Allez, je tente une explication. Au cours d'un dîner chez Staline, la tablée s'interroge sur les différentes conception du temps, l'une qui serait un flux linéaire tel une rivière, l'autre qui serait un flux circulaire comme un "chou immence et infini dont les feuilles seraient les années, les heures et les micro-secondes dans lesquelles nous vivons." Comme le roman démarre et s'achève le 2 janvier 2068 par la même lettre, on pourrait dire que l'histoire a tourné en rond bien qu'elle ait déviée de sa trajectoire puisque le pacte germano-soviétique domine le monde et que les Américains sont responsables de la mort de 6 millions de juifs dans cette remontée du temps. Mais ce n'est qu'une hypothèse parmi tant d'autres car on passe tout le roman à se demander où l'auteur veut en venir. C'est tout de même rageant de lire 400 pages, dont la moitié écrite dans un langage incompréhensible, pour en arriver à cette conclusion.
L'info en plus : Les jeunesses poutiniennes du mouvement "Ceux qui marchent ensemble" n'ont visiblement pas apprécié les scènes de tortures, de sexes et de cannibalisme entre les deux anciens dirigeants de l'URSS, Khrouchtchev et Staline. En 2002, trois ans après la sortie du livre, ils ont déposé une plainte pour pornographie. Ce à quoi Vladimir Sorokine a répondu : «Le but de la littérature pornographique est d'exciter le lecteur. Elle n'est faite que de scènes pornographiques. Mon roman ne compte que deux scènes érotiques et traite de la chute de la littérature russe.»